Exposition: “Frida Kahlo- Diego Rivera, l’art fusion”, Musée de l’Orangerie, Paris

Temps de lecture : 8 minutes

Enfin le Musée de l’Orangerie à Paris nous invite à plonger au cœur de l’art des deux artistes les plus célèbres du Mexique, universels et intemporels : le couple mythique Diego Rivera et Frida Kahlo. L’enjeu de cette exposition est de montrer à quel point ces deux artistes créent de manière à la fois très distincte et très similaire. A l’autoportrait féminin et féministe avant l’heure, plutôt intime, répond la fresque publique et colossale du peintre. L’art en fusion, ou la fusion en art- tel est le propos de cette exposition phare de l’année, avec un regard original et inédit, laissant l’égalité entre les deux maîtres écrire la postérité en lettres de sang…

            Promesse tenue ! Le musée de l’Orangerie rattrape son retard de 2011 qui prévoyait une exposition en hommage aux peintres Diego Rivera et Frida Kahlo, et qui avait été malheureusement reportée en raison des désaccords diplomatiques entre la France et le Mexique avec l’affaire Florence Cassez sous Nicolas Sarkozy…

Et sous la dictature, de Porfirio Diaz, bien sûr ! … La liberté !

Le parcours commence intelligemment et suit la chronologie des deux artistes. En effet, il est introduit par la période cubiste de Diego Rivera vers 1906 jusqu’à 1915 environ. Le jeune homme à l’allure déjà imposante, étudiant à l’École Nationale des Beaux-Arts de Mexico obtint une bourse qui lui permit de séjourner à l’étranger, notamment en France à Paris où il est resté quatorze ans… Une formation qui semble classique dans le cheminement d’un artiste du XXe siècle : un séjour à Paris, quoi de plus académique, entre le Louvre et autres institutions ? Et pourtant, le jeune Diego fréquente rapidement ce qu’on désigne aujourd’hui par le terme de « bohème artistique » ou plus sérieusement aussi « l’École de Paris »… Ami de Picasso, Modigliani, André Lhote et Jean Metzinger, Apollinaire, Maria Blanchard… et de nombreux artistes d’Europe de l’Est, tels que Jacques Lipchitz, et Angelina Beloff qui sera sa première compagne… Il s’entoure de fortes personnalités, qui tantôt l’inspirent et le déconcertent, le soutiennent et l’attaquent. Il s’adonne à la pratique de la peinture cubiste, conscient des risques que cette peinture recouvre dans un climat de tensions où l’on parle d’ « art dégénéré » de l’autre côté du Rhin… Mais indéniablement, Diego excelle dans ce domaine, et cela en énerve plus d’un… Un exemple probant de ce talent de peintre moderne et qui constitue à la fois un véritable tournant dans sa peinture comme dans sa carrière : Paysage zapatiste- La femme au puits, (huile sur toile), 1915. Avec ce tableau peint sur le recto comme sur le verso, Rivera fait vraisemblablement preuve de sa différence et de son originalité. En intégrant des pans de tissu typiquement mexicain : celui utilisé dans son pays pour fabriquer les « ponchos de Slatillo », et en créant avec des éléments emprunts au genre du paysage, un portrait à l’effigie du guerillero Emiliano Zapata, Diego Rivera entre dans ce qu’on désignera plus tard par « la Mexicanité » tout en continuant à faire du cubisme. Même si cette toile, et les évènements qui se déroulent chez lui au Mexique, lui font prendre conscience qu’il veut retourner aux sources d’un art autre, qu’il fera sien et altruiste.

A l’image du verso de Paysage zapatiste, La femme au puits, scène de genre décomposé dans une lumière chaude et sensuelle où une femme puise de l’eau et à côté de sa tête un petit oiseau coloré et mystérieux nous laisse subtilement deviner la suite de l’exposition… Le retour au Mexique pour Diego, et l’art de celle qui l’admirait avant même de le connaître et qui sera sa femme, Frida Kahlo.

« FRIDA Y DIEGO VIVIERON EN ESTA CASA, 1929-1954 »

Comme une épitaphe inscrite sur un fond bleu qui rappelle sans équivoque la fameuse « Maison bleue de Coyoacan » au Mexique, où vécut le couple quelques décennies ensemble, la scénographie de l’exposition tente habilement de nous plonger dans cet univers aussi familier que dépaysant ! Un autre mur, peint en jaune vif et où sont posés quelques cactus sur une étagère, éclaire l’espace et se trouve être un très bon moyen de mettre en lumière précisément les œuvres de Frida et Diego.

Des dessins inattendus et sublimes ainsi que de très belles photographies viennent ponctuer notre visite dans ce semblant mais pertinent sanctuaire du Mexique du XXe siècle. Et ce n’est pas sans émotion et empathie que l’on découvre comment a débuté la carrière de peintre de Frida Kahlo. Si Diego Rivera a appris en Europe à fragmenter ses compositions à la manière cubiste, Frida elle, a d’abord restitué la représentation de son corps fragmenté. D’une santé déjà fragile (atteinte de poliomyélite, ce qui lui raccourcissait une jambe  et la faisait claudiquer lui valut aussi le surnom de « Frida, jambe de bois » par ses camarades de classe…), elle choisit d’entreprendre des études de médecine. Mais le « destin » ou l’ironie du sort en avait décidé autrement… La jeune femme du haut de ses dix-sept ans, eut un grave et dramatique accident de bus alors qu’elle était accompagnée de son petit ami Alejandro en plein centre de Mexico. Bilan catastrophique : elle s’en sort avec les côtes fêlées, la colonne vertébrale touchée et le bassin cassé. Mais elle s’en sort. C’est donc, aussi incroyable que cela puisse paraître, dans un état de convalescence qu’elle commença à peindre, se peindre. Alitée pendant des mois, elle demande à ce qu’on lui place un miroir devant elle, et comme pour entamer un processus de guérison, elle dessine et peint ce qui lui fait mal ; son corps, victime d’une santé  trop fragile et son visage martyr des larmes. D’ailleurs, l’exposition privilégie les œuvres des deux artistes naturellement, mais d’autres œuvres d’artistes proches étayent cet univers si riche qu’ont créé Diego et Frida. Ainsi, un dessin magnifique d’une certaine Dora Maar représente Frida endormie sur son lit, telle La Belle au Bois dormant, brune et exotique…

Pour autant, elle ne se laisse pas abattre ! Bien au contraire, elle sait que la peinture est sa vie, et elle a alors des projets à mener… Déterminée et passionnée, elle veut rencontrer celui qui peint comme un véritable maître de la Renaissance à sa manière et qui crée pour le peuple, le peuple mexicain. De vingt-et un an son aîné, Diego au moment où Frida le rencontre, est déjà célèbre au Mexique, sollicité par de grandes institutions et quelques commanditaires fortunés. Mais les deux artistes partagent les mêmes aspirations. D’obédience communiste et concerné par la reconstruction nationale du Mexique, issus de familles de la classe aisée- plus modeste pour Diego dont la mère était institutrice et plutôt bourgeoise pour Frida- dont le père avait été photographe, ils partagent autant de valeurs que de centres d’intérêt communs en particulier l’archéologie préhispanique et l’art populaire vernaculaire ; tout ce qui est souterrainement et réellement mexicain.

Introduit par une toile comme Mes grands-parents, mes parents et moi, (huile et tempera sur métal), 1936, l’art de Frida est aussi témoin de son introspection sur elle-même, sa famille, sa vie. Œil photographique et sens du détail, coloré et agrémenté ; c’est une peinture sincère et humaine qui émerge de ses entrailles. Elle a la faculté de très bien représenter l’anatomie humaine, mais aussi de retranscrire une sorte de dignité de ses sujets, pourtant parfois difficiles à regarder… Si certains peuvent mettre du côté du narcissisme la multitude d’autoportraits qu’elle réalise, Frida se montre altruiste et toujours en quête de vérité. Elle peint aussi des portraits, très beaux, très vrais et toujours colorés et chaleureux. C’est le cas avec par exemple le Portrait d’Eva Frederick, (huile sur toile de 1931), où une revendication de l’origine créole semble se dessiner, avec ce visage de la femme qui peut subtilement faire penser à une fève de cacao…

Chez Frida, même les fruits ont des carnations et des proportions qui rappellent l’anatomie humaine, parfois ils sont cosmiques comme dans le tableau à la limite d’un certain ésotérisme, Le Soleil et la Vie, (huile sur toile), 1947. Des symboles très hermétiques composent cette peinture qui suggère un autoportrait (on reconnaît Diego en soleil ; symbole divin dans les cultures préhispaniques de l’ancien Mexique). Si la peinture fait circuler le sang de Frida, Diego est son dieu païen, communiste, aussi salvateur que destructeur…

Au fur et à mesure de l’exposition, nous pénétrons dans l’antre de l’art du couple avec pour l’occasion une présentation architecturée qui convient bien à la reproduction des fresques du géant Diego Rivera. Le parti-pris était audacieux, le résultat réussi, faute de mieux. Confronté aux dessins préparatoires et à des films, nous appréhendons mieux comment le peintre a travaillé, avec de nombreuses autres mains pour parvenir à tant de magnificence et en même temps de réalisme engagé, de dénonciation du capitalisme sur les ouvriers et paysans opprimés, de scènes historiques et d’autres qui traduisent la vie indigène… Rivera a fait des murs de bâtiments importants du Mexique et des États-Unis, les supports matériels à la hauteur de ses idéaux, communistes, révolutionnaires, esthétiques et indigénistes.

Mais l’exposition a aussi le mérite d’être à la fois une rétrospective des deux artistes, mis sur un pied d’égalité- ce qui n’était pas forcément évident entre « la colombe et l’éléphant » et un hommage à Diego et Frida, en tant que couple de l’amour fusionné à la Mexicanité. Frida devient cette femme Tehuana- muse de Diego qu’il adore. Mais Diego est aussi dans l’âme de Frida, avec cette œuvre : Diego et Frida ou Double Portrait Diego et moi, 1944 (huile sur masonite avec cadre de coquillages), le visage est découpé symétriquement en deux faces, l’une de Diego et l’autre de Frida, avec minutie sur un fond de coquillages dont certains sont peints et font écho au fond rouge où surgit une lune en croissant dans un soleil rougeoyant. L’or est la sueur du soleil, l’argent les larmes de la lune. C’est ce qu’on sait d’après les traditions anciennes sur les parures des souverains au Mexique et dans l’aire andine. Ainsi, Diego est cet emblème solaire, rond et rayonnant. Frida est lunaire, capable d’être entière et fine comme les quartiers de la lune qui se décomposent au fil des nuits…Une complémentarité hors normes et puissante laissant derrière elle un souvenir de légende.

L’exposition s’achève sur un phénomène intéressant, la « Fridamania »… Le monde contemporain a trouvé en Frida, l’essence d’une héroïne moderne bravant les tabous pour construire bon gré mal gré son art. Un art sensuel et à fleur de peau qui la fait exorciser ses douleurs aux yeux de tous, et transforme son langage symbolique et intellectuel en une sorte d’universalité. Pour ne citer qu’un seul exemple, le film Frida de Julie Taymor, (2002) où la belle Salma Hayek incarne la femme artiste avec justesse et profondeur. Ce film grand public a fait entrer Frida Kahlo comme un personnage dans le monde contemporain actuel, une référence indispensable et à connaître absolument. C’est assez drôle de voir comment le temps transforme, renverse les situations, car si Diego Rivera a connu un immense succès de son vivant, Frida semble avoir pris le dessus depuis sa mort… Son fantôme résonne en nous avec plus de vie que jamais ! Et les artistes, pour beaucoup, (comme Ana Mendieta (cubaine) par exemple) en font leur « Virgen de Guadalupe »…Cela s’explique aussi du fait que la plupart des œuvres de Diego, enfin surtout ces fresques murales ne s’importent pas ! Le Mexique les garde précieusement comme un trésor du XXe siècle. A nous, Européens de passer les frontières…

Et c’est avec une photographie en particulier que le cœur m’en dit de conclure, en noir et blanc, le baiser amoureux et nostalgique d’une Frida autour du cou de son « panzon » (« gros crapaud » tel «était le surnom que Frida aimait donner à Diego !). Cette photo, Diego Rivera tenant un masque à gaz et embrassant Frida Kahlo dans son atelier, vers 1940, est l’œuvre d’un certain Nickolas Muray… Il fut à un moment donné l’amant de Frida Kahlo ! Mais ici, c’est l’œil du photographe qui s’exprime caressant l’émotion d’un acte simple et sans ambages. Mariés, divorcés, trompés… Que de tumultes la fusion amoureuse Diego-Frida a engendré ! Mais c’est cette dernière image que nous venons d’évoquer, que nous voulons garder et qui scelle de son plus bel attrait l’immortalité de deux étranges créatures, comme tout droit sortis d’un bestiaire merveilleux du Mexique.

ARTICLE ÉCRIT EN DÉCEMBRE 2016

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *